Le malheur, c'est de ne pas pouvoir sentir, s'émouvoir. C'est
d'être en lutte permanente. Sans repos. Parce qu'il suffit de s'arrêter, de
s'asseoir quelque part, n'importe où – un caillou – et puis regarder, ouvrir
les yeux, les fermer. Les motifs sont là. Ceux des peintres. Les petites gens,
les nuages, tout ce qui pousse... Simplement, après une journée assommante de
chaleur, la brise, la fraîcheur sur la peau est une caresse. Là, sur un
caillou. Ce qui est là et ne le sera peut-être pas toujours. Je respire. Non.
Ne pas chercher à retenir à tout prix. Laisser partir, perdre, renoncer. Après
lui, après elle, le ciel dans son sillage et puis le vide, le silence. Les
êtres-là. Ce soir, en longeant la Vienne, tout, autour de moi, est dense,
touffu. Les fougères, les fleurs sauvages, les arbres, les remous de l'eau,
l'air qui se charge du soir et change d'odeur, de couleur. Je me retourne. Les
larmes viennent. Du cœur. Chaque arbre fait une tache d'un vert toujours
différent. Chaque nuage se décolore aussi lentement qu'il avance, vaporeux mais
solide comme ce caillou dans le paysage. Et puis, au creux de la vallée, la
rivière s'empourpre, ferreuse et limpide à la fois, jusqu'à devenir blanche.
Espace de projection. Miroir parfait que ne déforme que l'irrésistible poussée
du courant. Émerveillement. C'est la beauté du monde. La beauté propre au
monde. Qui éclabousse. Être humain, cela demande une patience infinie et de
pouvoir en rire. Parce qu'il y a de quoi être jaloux, quand on regarde la
rivière, les poissons et même les algues, les pierres. Tout vaut mieux qu'être
humain mais un éclat de rire nous le fait oublier. Si je pouvais être et n'être
que ce corps que la vie traverse, sans autre dessein que la vie. Être en vie.
Un gîte, un giron. Toute en puissance mais non toute puissante et heureuse,
heureuse, avec la conscience des pierres, des gisements. Comme le ciel a ses
étoiles et n'y peut rien. On a le sang, les sentiments. On n'y peut rien. Ici,
mon paradis. Le ciel n'a pas de limite. Il y a une volupté certaine à pénétrer
un sous-bois frais et frémissant d'ombres, de serpents. A voir l'eau des
rivières bombée, où s'amassent les pierres et brillante. A sentir mon cœur
palpiter un peu sauvagement. Je retrouve le goût, la saveur des choses. Des
êtres comme séparés. Je goûte, j’incorpore la qualité propre de chaque chose.
J’observe les effets de chaque chose. Je m'étonne de la force de chaque chose
dans ses possibles variations. Ses inévitables variations. On ne peut pas
connaître. On voit. On sent. On sait. Il y a ce qu'on ne peut pas ne pas
savoir. On croit qu'on ne peut pas ébranler la roche mais la rivière fait
alluvions. Et voilà que j'apprends à me taire. Je ne sais pas comment. La vie,
simplement. Et alors je suis dans les choses, il n’y a plus de frontières. Je
puis être ourse, rivière, éboulis et sentir comme le monde est vaste. Je chante
la gloire d’un ciel, d’une montagne, d’une peau, alors que je sais pleinement
du ciel, de la montagne, de la peau, qu'ils se suffisent à eux-mêmes.