j’ai cherché en moi ce qui criait

(parce que j’ai pensé qu’un poème est un cri jeté au ciel
le ciel qui reste le plausible domaine des dieux
autrement dit une furieuse prière)

ce qui ne peut être réprimé
j’ai cherché en moi

et au lieu d’un cri
j’ai trouvé que mon cœur était changé
serré non pas de tristesse comme on dit
serré d’être devenu solide

à l’intérieur le sang avait séché comme des larmes
en amas de pierres
mon cœur était devenu un pierrier
des pierres sans cris mais pas sans âmes

j’ai pris une première pierre
je l’ai collée à mon oreille comme une conque pour écouter le bruit de son âme


il était tout à fait pur 
comme le sifflement du vent

la deuxième pierre avait l’âme mélancolique
c’était un air de viole de Marin Marais
juste quelques notes qui revenaient

l’âme de la troisième déployait sa gorge dans un rire qui faisait presque peur
si véridique et fatal qu’on ne pouvait rien ajouter

après cela j’ai à peine osé écouter la quatrième
dont l’âme de forêt tempérée regorgeait de trilles et de vrombissements 
magnifiques

la cinquième pierre avait une âme pâle qui se lavait la figure à l’eau claire


j’allais me saisir de la sixième
j'arrêtais mon geste
c’eût été infini

j’aurais pu entendre des montagnes des mers des ours et des coqs de bruyère
des soupirs et des effarements

j’ai préféré laisser les pierres dans l’ordre du désordre l’amas de gris
pour aller respirer dans mes poumons

j’ai pris une grande inspiration et l’air est entré
absolument chez lui et bienvenu
il charriait même quelques grains de poussière

je me suis dit qu’ici aussi il y aurait du ménage à faire
qu’on n’en avait jamais fini avec la poussière et surtout avec le retour des mêmes gestes

l’éponge sur la table et le balai sur les dalles
les habits que l’on plie en quatre et le verre qu’on porte aux lèvres


alors l’eau coule tout à fait comme l’eau d’une cascade
le long de la paroi phagienne
c’est notre propre dénivelé


car j’ai compris qu’ici aussi il y a des chutes de neiges et des vents violents
des méandres et des grottes 
des mangroves et des chacals


ici aussi chaque jour risque de nous voir mourir
alors je me suis dit que chaque jour méritait d’être beau
que chaque jour était une chance
que chaque jour était précieux comme les pierres amassées en mon cœur