la ville une nuit entière / ici-même / mi-mai


je n'ai jamais ouvert le topo mais j'ai gentiment posé mon drap housse bleu et mes deux couvertures polaires rouges sur le caddie, qui accueillait nos affaires pour la nuit. j'ai vu quelques visages connus, j'ai salué. je me suis installée pour manger cette soupe orange, épaisse, boire un sirop de citron. et puis on nous a appelés. on s'est réuni en tas autour de jessy, isabelle et aline, qui faisait signe avec son foulard bleu turquoise. on a fait une immense ronde devant le merlan et chacun notre tour nous avons dit un chiffre. 34 au total. nous étions 34. je savais que nous étions tous là pour la même chose : vivre ensemble cette nuit, toute la nuit, ensemble, essayer de tenir le plus longtemps possible, d'aller le plus loin possible, ensemble. on ne sait jamais ce qui peut arriver, on ne peut jamais le savoir. et la nuit, la nuit, tout est si trouble. j'ai vu mustapha et nabil, mélissa aussi, qui tranchaient avec le reste du groupe. je me suis demandée qui ils étaient. il m'a semblé étrange de les voir là, les enchanteurs, les enthousiastes, les ingénues. mélissa, si tu savais comme j'ai souvent eu envie de chanter, à entendre ton nom répété, la mauvaise chanson de julien clerc, mélissa métisse d'Ibiza… je me suis retenue. et puis voilà, on y est allé.
le train passait à 20h11 à la gare de picon busserine. on a traversé la cité face au merlan, en visant la tour aux nombreuses cheminées, avec nos trois caddies à tirer. on a d'emblée chercher les chemins de traverse, chercher les montées et les descentes dans la terre, les cailloux. retrouver les réflexes d'enfant et l'énergie qui monte des pieds, qui foulent, qui vont aller des heures durant. on a longé des courts de tennis, qui paraissaient désertés. on a avancé comme ça jusqu'à la gare, échangeant quelques mots les uns avec les autres. sans connaître nos prénoms, nos origines, nos boulots, nos amours. sans rien savoir si ce n'est l'union dans la marche.
à la gare, déjà, la vue est belle, la lumière. je photographie nos pieds, nos visages au milieu d'autres visages, des bouches à jamais ouvertes sur un mot, des sourires, éternels. le train arrive, on monte en troupeau, sans tickets et sans autre raison que d'être ensemble. marseille défile derrière la vitre. je dis : regardez c'est notre ville, c'est beau, on a de la chance de vivre ici. je suis émerveillée comme au premier jour. j'ai aimé cette ville tout de suite, il y a dix ans. je l'ai aimée fort. j'ai aussi eu le temps de la détester, d'avoir envie de la quitter mais aujourd'hui, je la vois s'étendre là, sous mes yeux et je dis à tout le monde : mais regardez, ça c'est la plus belle ville du monde. la plus belle ville.
on descend à la gare de saint-antoine, je mange une banane, savoureuse pour une fois. on traverse un camp de gitans. les enfants sont dehors. ils nous regardent passer. ils sont nombreux. on dirait qu'il n'y a qu'eux, des milliers d'enfants dans la poussière. mais non, une mère sort. elle met deux fessés aux deux premières filles qu'elle attrape, parce qu'elles n'ont pas dit bonjour. leurs cabanes sont magnifiques, de bric et de broc. des lambeaux de tissus y pendent. Julien nous dit qu'à saint-antoine, il faut prendre son essence chez les arméniens et son apéro au bar tout près du pont. c'est ici que l'on fait notre unique photo de groupe. un homme en djellaba beige la prend. 


on avance et on tourne à gauche sur une longue place. antoine entre dans une laverie automatique, qui baissent au même instant ses rideaux de fer. après, on est devant cap 15. julien propose une visite du lieu. la salle de danse est ouverte, certains y vont, courent, rient, tombent, dansent. chacun son style : debout, à terre, à deux, seul. aline met de la musique, gainsbourg. dehors, on fête un anniversaire, on joue au foot, on se balance, on roule des cigarettes, on appellent le foundouck et puis on sort de là, un par un. on est toujours 34.
bientôt, on débouche sur un pâturage de trèfles longeant un immeuble. on me dit avoir vu 3 bonzes sur une télévision. on est à plan d'aou. on découvre la vue sur mer et quartiers nord. c'est ici que le vin coule à flot, c'est l’heure de l'apéro, de la première étoile, de la nuit qui vient, des olives noires, de Jessy qui demande : chers enfants, quelle est la règle d'or ? le silence.

en repartant, je fredonne la chanson : étoile des neiges, mon cœur amoureux est pris en piège de tes grands yeux… je t'aimerai toute ma vie. pour dégringoler la colline, on sort les lampes frontales. on s'encourage, c'est la nuit. en bas, on trouve un chariot, je me glisse dedans, Nabil me pousse. on est des enfants. où est la tour Q ? il y a beaucoup de tours qui se ressemblent ici et pas seulement ici. deux jeunes en voiture nous demandent ce qu'on fabrique là. on avance, on doit viser les enseignes entre les deux maisons puis passer entre les mots sport et leroy. j'imagine go et merlin. 
à l'arrière de grand littoral un chien aboit à s'en faire péter les poumons. certains partent en éclaireurs. le chien aboit de plus belle. on nous fait signe d'y aller et comme par miracle, les portes automatiques réservées au personnel s'ouvrent devant nous. on entre. à droite, il y a la salle des consignes. elles sont jaunes et numérotées. il y a de la musique chewing-gum, de quoi faire une boum. 
à l'intérieur de la galerie marchande, tout est fermé, déserté. il n'y a plus que les ouvriers et leur matériel. on s'échappe avec florence pour explorer le haut. un désert de rideaux de fer et de femmes mortes dans leur tenues trop propres. pendant ce temps, s'organise un dancefloor, en bas. puis vient le moment où l’on se fait gentiment vider. comment s'appelle le vigile, jessy déjà ? le parking du bas éclaire en orange. en haut, on retrouve le ciel. il y a de plus en plus d'étoiles. la borne 01A, la dernière borne, un immense balcon sur la mer. c'est magnifique, on est toujours 34. on contourne le bâtiment par le bas et sous les énormes néons du magasin, ceux qu'on voit de l'autoroute du littoral, nos visages sont bleus. Alessandro dit qu'il reviendrait bien ici avec son amoureuse. on se met à chanter pour lui, un petit air romantique, en choeur. en vain, on essaie d'éteindre ces néons. la pyramide humaine qui s’y emploie s'effondre. 

on arrive aux taupinières, un terrain vague miné de monticules de terre et de cailloux. on en ressort par les fourrés. certains se couchent sur le rond-point. plus loin, une belle pente bétonnée sous les pieds de l'autoroute, accueille nos premiers signes de fatigue. si légers encore. le temps de compter 34 voitures et la marche reprend. des canapés sur un terrain vague, un matelas, une cassette vidéo, un tube sur lequel on s'essaie à l'équilibre. à la gare séon saint-henri, on se masse sous le préau. on attend le train fantôme. et puis c'est la musique, les mains qui scandent le rythme. les gitans sont là. ils chantent, nous font chanter, nous font danser. les hommes cherchent les femmes. melissa veut partir, elle veut rejoindre ceux qui commandent des frites au snack près de l'église de saint henri. quand on y arrive, certains ont déjà commencer à tremper leur frite dans la sauce. ça ne s'arrête pas. 34 barquettes de frites. c'est un vrai travail à la chaîne. la place de l'église redevient publique, un espace de vie, une salle de réception populaire. que cherchent nos corps qui ne cèdent pas à la fatigue, à l'habituel repos de nuit. qu'est-ce qu'on fout là, sur cette place, à 34 ? nous étions 34 à faire cette expérience, à chercher quoi ? on ne sait jamais ce qui peut arriver, on ne peut jamais le savoir. on a seulement décidé ça : cette nuit, une nuit entière à dériver dans marseille. non seulement pour soi-même, vivre cela, la dérive, mais surtout avec les autres, les 33 autres têtes qui ont décidé la même chose, au même moment. ensemble. un autre groupe à la dérive passe en bus. on lui fait une haie d'honneur. on rit de la vitesse de ce bus dans cette rue étroite, sans doute appelée boulevard. 

à partir de là, tout devient plus flou, plus aléatoire, la mémoire factuelle s'endort pour laisser place aux impressions, aux rêves, qui cette nuit se font éveillés. je vois des ruelles qui surplombent le chemin du littoral, ici, une pancarte avec l'inscription entrez lentement, c'est ce que nous faisons avec juliette. nous avançons au ralenti et quand nous nous tournons, toute une partie du groupe a fait de même. entrez lentement. c'est beau. 

une fleur de la passion cueillie au passage, mustapha qui porte désormais une guitare sur son dos, les corps plus isolés jusqu'au moment où aline nous quitte. là, s'ouvre un long moment de silence. les uns derrières les autres, nous longeons la voie ferrée, nous sommes près des grues, que j'appelle avec melvil les autrafes, contraction d'autruche et de girafe. ces énormes animaux de fers, à cette heure, sont éclairés et en marche, fascinants. on pourrait voir ça des heures durant, la continuité des mouvements, les lumières colorées, les bruits étouffés. il fait froid. a un moment, sans prévenir, il faut tous se baisser, la patrouille est tout près. on se baisse, on attend, cela dure. puis c'est le tunnel, le long tunnel que certains choisissent de parcourir dans le noir, alors que d'autres refusent absolument d'éteindre les lampes. je fredonne un petit air qui se répercute, échos, échos et les autres, quels autres, je ne sais pas, reprennent. un chant très doux, une berceuse murmurée, chuchotée, qui se gonfle et s'arrête nettement parce que quelqu'un dit stop. c'est nabil qui enregistre l'extraordinaire son de l'eau qui goutte, l'amplification de ce son sans fin, dans le noir de ce tunnel, qu'on pourrait croire sans fin. plus tard, les chants reprennent, plus hauts, je suis loin devant. mélissa dira en sortie de tunnel : ça n’est pas tout le monde qui aime les chants satanistes ! je marche derrière deux femmes, que parfois, un faisceau de lumière éclaire. elles se donnent la main dans le secret de ce trou. je suis témoin de cela et c'est beau. et puis ça s'arrête, on est de l'autre côté, on ne s'en remet pas. il faut du temps pour retrouver le groupe dans son entier. il aura croisé vraiment ceux qui tout à l'heure filaient dans le bus. on traverse consolat mirabeau pour rejoindre le lycée saint exupery, immense, impensable de nuit. combien sont-ils, à apprendre quoi, dans cette citadelle ? on passe le pont et c'est Saint Louis, son incroyable église de béton. 

c'est l'heure, 4 heures, l'heure où certains cèdent tout à fait à la fatigue et bientôt l'heure du lever de lune. on attend la petite voiture rose et celui qui la conduit, le sauveur des endormies et le pourvoyeur de whisky pour les entêtés. il le fallait. un remontant s'imposait. s'ensuivent trois heures de grand oubli, de grand silence. je suis les autres. je vois des herbes hautes, des murs à escalader, des grillages, des silhouettes, tout est désertée. on dirait une ville d'après chaos. on ne sait pas ce qui s'est passé. tout est intact mais les vivants semblent morts. sauf les chiens, qui parfois aboient encore, plus faiblement. et cet homme, là-haut, que l'on interview, à peut-être 6 heures du matin, sur cette route, où, paraît-il, les camions vont à toute allure. le jour commence à se lever. on se perd, on tourne en rond, la perspective de ce qu'ils appellent de manière entendue, la cerise sur le gâteau, approche et recule, à mesure qu'on avance et se perd. j'ai l'impression qu'on est dans un quartier animalier, un quartier témoin, qui pourrait tout aussi bien être ailleurs, dans une autre ville, un autre pays, une autre vie, où franchement, je refuserai de vivre. M.I.N. trois lettres, notre avant-dernier arrêt. on se fraie un chemin au milieu des fraises, des pommes, des tomates, des monceaux de fruits, de légumes et de gens qui travaillent au petit matin, qui semblent s'affairer depuis des heures déjà, qui mangent des merguez. au bar, tournée générale de café, un dernier ou un premier remontant, comme on voudra. je ne bois rien, je ne peux plus rien ingérer, je suis tout à fait pleine, tout à fait pleine, la mine défaite et heureuse, sans mots. les mots, cette nuit là, se sont tus. il n'y avait rien à raconter. il y avait à vivre, à ouvrir grands les poumons, les yeux, le coeur. à sourire, à rêver en douce.

je filme tout le trajet, tous les visages, tous les corps fourbus jusqu'à la cerise sur le gâteau : 6 lettres apparaissent en bleu : hammam. Waou, la vapeur, la chaleur de la pierre dans le dos, la fatigue terrible qui grandit, grandit. les bruits d'eau, les voix amplifiées, les corps, les chairs, la nudité. on ne peut pas être plus nus. pourtant toute cette nuit nous avons été nus.